Retour tragique des troupes coloniales
Extrait du Chiffon Rouge Morlaix
Morlaix a été le théâtre à la Libération d’un moment honteux de l’injustice faite aux tirailleurs sénégalais, prisonniers de guerre en France pendant cinq ans ou anciens combattants de la France libre dont on ne voulait plus sous les drapeaux. Dans un livre publié chez L’Harmattan, Retour tragique des troupes coloniales (Morlaix-Dakar, 1944), petit essai enrichi par des documents tels que d’émouvantes photos et correspondances privées entre tirailleurs sénégalais et morlaisiens, la journaliste Anne Cousin rapporte et contextualise ces évènements qui révèlent tout à la fois la solidarité de beaucoup de familles françaises avec ces combattants africains démunis et parqués comme des animaux dormant sur la paille exposés au courant d’air dans la Corderie de la Madeleine et le manque de considération déshonorant dont ils ont été victime de la part de l’État français.
P. 49 de Retour tragique des troupes coloniales Le journal L’Aurore titre : “11 novembre sanglant à Morlaix : cent gendarmes tirent sur des Sénégalais désarmés […].
Deux mille Sénégalais récemment délivrés de camps de concentration et groupés à Morlaix attendaient depuis quelques jours leur départ pour l’Afrique. Après plus de quatre ans de captivité, leur arriéré de solde était très important, aussi en attendaient-ils le paiement avec fébrilité. La plupart furent réglés sauf 325 d’entre eux, cantonnés (baugés conviendrait mieux) au quartier de la Madeleine. Le jour du départ arriva et ces 325 infortunés refusèrent d’embarquer avant d’avoir été alignés en solde, disant qu’ils ne voulaient pas être dupes comme leurs pères, qui en 1918 après avoir versé généreusement leur sang pour la France, étaient rentrés au pays sans solde, que depuis ils attendent toujours. Nos braves Sénégalais* restent inflexibles et inséparables dans leur résolution et le bateau partit sans eux. […]. Vendredi, l’arrivée insolite d’un fort contingent de gendarmes harnachés et armés en vrais guerriers excita quelque peu la curiosité populaire. […]. Vers cinq heures du matin, l’attaque commença. Des gendarmes pénétrant dans la bauge-dortoir intiment à tout le monde de sortir illico en joignant le geste à la parole empoignant les hommes en caleçon ou à demi vêtus pour les faire sortir de force. Ce réveil surprise ne fût pas du goût des Sénégalais qui, les premiers moments de stupeur passés, comprirent le genre de brimades et de provocations dont ils étaient l’objet. […] Tout à coup dans la nuit claqua un coup de feu. Ce fut le commencement du drame : qui avait tiré ? D’après la version officielle ce serait un Sénégalais ? Mais nous nous refusons d’y croire, car ils étaient venus désarmés de leurs camps et ils ne possédaient que quelques baïonnettes-souvenirs dont ils n’avaient pas fait usage. […] Ce fut la fusillade générale… Entre temps les maisons du voisinage furent assiégées par les gendarmes pour en faire sortir les Sénégalais que les habitants hébergent par charité […]. Triste aube du 11 novembre, disent les habitants de ce paisible et populaire quartier qui furent réveillés par le vacarme.”
*Nous avons changé le terme employé par le journal de l’époque : “Nos braves bamboulas” (note de Hisse et Aime)
Le massacre de Thiaroye
Quand le Circassia arrive à Dakar le 21 novembre, les 1200 ex-prisonniers sont directement transférés au camp de transit de Thiaroye, ville proche de la capitale sénégalaise, avant de pouvoir regagner leurs pays d’origine. Là-bas, les tirailleurs sont très inquiets, craignant qu’on les disperse avant de leur verser leur dû, auquel ils devraient finalement renoncer, roulés dans la farine par une armée menteuse et manipulatrice comme la génération passée en 1918. A l’arrivée des tirailleurs à Thiaroye, le gouverneur général de l’Afrique Occidentale Française envoie un télégramme au ministère des colonies à Paris disant qu’il y a urgence à satisfaire les légitimes réclamations des soldats démobilisés en disant sinon qu’il n’est pas impossible que des incidents graves se produisent malgré les précautions prises….
C’est pourtant ce qui arrive. Ne voyant pas venir leur solde alors qu’on leur demande maintenant de reprendre le train en partance pour Bamako au Mali, 500 tirailleurs refusent de prendre le train et retiennent le général Dagnan, commandant la division Sénégal-Mauritanie pendant une heure dans sa voiture. “Le général, raconte Anne Cousin, les informe qu’il va en référer aux autorités supérieures afin de régler les problèmes exposés. Fort de ces nouvelles promesses, on le laisse partir. Mais le général Dagnan considérant qu’il a été pris en otage et qu’un climat de rébellion existe dans le camp de Thiaroye, va demander au commandant supérieur de Boisboissel son accord pour faire une démonstration de force à l’égard de ces ex-prisonniers indisciplinés.”
Au petit matin, ajoute l’auteur, “plusieurs bataillons de régiment d’artillerie coloniale, pelotons de gendarmerie, et tirailleurs sénégalais du bataillon Saint Louis, ouvrent le feu sur leurs camarades qui sortent hébétés des baraquements. C’est avec un char M3, deux half-tracks, trois automitrailleuses que l’assaut est donné. Les rapports officiels font état de 24 morts et onze blessés qui ne survivront pas aux blessures, ce qui porte à 35 le nombre de tués et à 34 le nombre de blessés, 48 mutins seront arrêtés et présentés devant un tribunal militaire.” (p.69)
L’ancien président des anciens combattants et prisonniers de guerre du Sénégal, Doudou Diallo rapporte que ce massacre contre des hommes désarmés a eu lieu après un dernier ultimatum effectué quand ils sont sortis de leurs baraquements (Embarquez dans les wagons où nous tirons !), mais les tirailleurs avaient appris à n’avoir plus peur des blancs ni de la mort, à placer la dignité au-dessus de tout, et ces ingrédients, ajoutés au cynisme et à la barbarie de l’armée française et de l’État colonial, rendaient inéluctables la décolonisation. Après la fusillade, Doudou Diallo raconte qu’ “un commandant a voulu obliger un blessé à marcher à pied jusqu’à l’hôpital. L’homme a refusé : Même l’ennemi nous ferait transporter !” Devant le train, un autre tirailleur qui refusait d’embarquer a été abattu froidement…